Quand le projet Raqmyat voit le jour, quand il a été pensé et défendu par les équipes des universités de la Manouba et de Paris I puis quand il a pris forme grâce à l’effort conjugué des universités et institutions partenaires, soutenues par la Communauté européenne, le terme « urgence » apparaissait dans plusieurs documents : urgence de numériser, de digitaliser l’espace universitaire, de pérenniser, de diffuser les ressources et les expériences, d’automatiser des tâches etc. Personne n’imaginait que le terme « urgence » pouvait avoir l’ampleur et l’intensité que la crise du COVID 19 a provoquée.

Après la pandémie, la reprise (si l’on suppose une rupture) des activités et des réunions autour du projet s’est faite par un webinaire, le premier d’une série de rencontres sous le titre Hadîth raqmyat, espace virtuel où chercheur.e.s, enseignant.e.s, étudiant.e.s des deux rives de la Méditerranée sont invité.e.s à discuter de la révolution numérique qui affecte nos façons d’enseigner et de faire de la recherche dans l’ensemble des sciences humaines et sociales.

Lors de la rencontre du 22 juin 2020, la première après la crise COVID-19, les intervenant.e.s issu.e.s de 4 universités partenaires du projet étaient invité.e.s à répondre à la question de savoir si le numérique suscitait des opportunités ou comportait plutôt des risques pour l’université. Trois axes ont été proposés à la réflexion commune :

  • Qu’est-ce-que la crise sanitaire mondiale COVID-19 a révélé de la fracture numérique ?
  • Comment le numérique et les humanités numériques modifient-ils nos pratiques en matière d’enseignement et de recherche ?
  • Quel est le principal défi aujourd’hui en matière de numérique pour les universités ? Quelle est l’urgence ?

Kmar Bendana, modératrice du webinaire, déclare être novice dans ce type d’exercice. Elle n’est probablement pas la seule puisque, plus que jamais, la fermeture des frontières et la « distanciation sociale » ont imposé de nouvelles normes, de nouvelles pratiques comme elles ont incité à passer à l’action dans le domaine de la digitalisation de la communication afin de maintenir la relation pédagogique.

Quand la pandémie dévoile fracture numérique et fragilités diverses

Pour répondre à la première question, et sans revenir sur les détails des expériences, les 4 conférenciers semblent unanimes à dire combien tout a été fait dans l’urgence. Urgence supposant à la fois bonne volonté, réactivité et soutien, mais aussi cafouillages et désordre. Les institutions, les enseignant.e.s et les étudiant.e.s, pris.e.s au dépourvu se sont trouvés contraint.e.s d’intervenir immédiatement sans réelle planification. C’est donc le degré de digitalisation de chacune des institutions, de la formation des équipes, de la pré-existence ou non de tradition de communication et d’enseignement à distance qui ont décidé de la réactivité de chacune des structures.  Au-delà du leurre selon lequel les universités du nord seraient « de loin » plus à même de confronter de telles institutions, on s’aperçoit que beaucoup de nuances sont à apporter. Personne ne peut se dire prêt à 100% à passer à la digitalisation parce que la réponse n’est pas uniquement matérielle. L’équipement et l’état de la connexion – qu’il s’agisse de « non équipement », de « sous-équipement », ou de «mal-équipement », selon  l‘expression d’Eric Vallet – sont certes des questions primordiales, mais la formation des enseignant.e.s, l’engagement et la réactivité des équipes, la spécificité des enseignements et la réflexion sur la légitimité et la faisabilité d’un enseignement à distance restent des questions aussi décisives lors du passage au tout-numérique. Ce passage a suscité plusieurs formes de résistances à la distanciation, au changement et à l’institutionnalisation. Le refus du numérique par les syndicats étudiants et enseignants en Tunisie selon Samiha Khalifa et Chafik Sarsar, a imposé un débat sur le choix de la continuité pédagogique ou l’enseignement à distance (EAD). Ce passage étant déjà lancé à l’université de Grenade, selon Lidia Bocanegra, s’est vu accéléré à cause (ou grâce) à la pandémie qui a dévoilé les lacunes et les limites du système mis en place.

La fracture numérique constatée lors de cette crise est révélatrice d’une fracture préexistante, que l’on ne voyait pas ou dont on était peu conscient, peut-être parce que palliée par d’autres formes d’interactions. Beaucoup d’étudiant.e.s français.e.s, espagnol.e.s s ou tunisien.ne.s s se sont trouvé.e.s exclu.e.s de l’accompagnement pédagogique. Les cellules de crise, la diversité des plate-formes, le soutien proposé aux moins équipé.e.s ont certes contribué à combler quelques vides, à réduire les distances et les écarts mais n’ont pu combler une faille creusée depuis longtemps.

Un pas considérable vers les humanités numériques

Amplificateur des inégalités déjà existantes et révélateur de réalités pédagogiques occultées selon Eric Vallet, le COVID 19 a d’un autre côté modifié des pratiques en provoquant un passage forcé au numérique. Nous avons entendu au début de la crise des slogans sur la primauté du présentiel et que rien ne pourrait remplacer le contact humain. Les enseignant.e.s étaient les premier.e.s à s’inquiéter quant au risque de décrochage, à s’opposer à une éventuelle évaluation à distance qui risquerait de favoriser ou défavoriser les uns ou les autres. Entre le discours officiel appelant à passer rapidement au numérique et à l’EAD et les difficultés réelles qui ont marqué le début, le décalage est réel.

Les plus récalcitrants ont découvert que l’EAD n’est ni un gadget ni une robotisation de l’enseignement : changer de support et d’interface suppose un changement de paradigme, mais surtout une réflexion sur la place de chacun : le rôle de l’enseignant, celui de l’étudiant et le statut du savoir transmis.

Les plus motivés ont réussi à forcer le système, à détourner les difficultés en apportant des solutions techniques inédites, à introduire de nouveaux outils en expérimentant de nouveaux médias, à installer une veille technologique qui a su répondre, de manière rapide et efficace, aux attentes et aux inquiétudes des enseignants chercheur.e.s et aux étudiant.e.s.

Les équipes pédagogiques forcées par l’urgence de la situation ont travaillé plus que jamais en réseau, une coordination qui a permis de mettre un maximum de ressources à la disposition des étudiant.e.s. L’entraide entre ceux et celles qui maitrisent l’outil informatique et les novices a soudé davantage les équipes pédagogiques.

Au niveau de la recherche, la mise en ligne d’une masse considérable de données, le développement d’une politique de partage et la gratuité des ressources offertes aux chercheur.e.s des deux rives a été une aubaine car sans se déplacer, ils/elles ont pu accéder à des documents éparpillés dans le monde entier

Au-delà des acquis réels mais qui restent ponctuels, la pandémie aura servi à faire émerger de nouvelles pratiques ; elle devrait ainsi aider, selon Chafik Sarsar, à décloisonner la recherche et à une meilleure diffusion de ses résultats. Lidia Bocanegra propose ainsi l’ouverture de classes virtuelles au public permettant ainsi une plus large diffusion du savoir.

Les sciences humaines, puisqu’il s’agit principalement de ce pan du savoir et de la recherche ont prouvé leur adaptabilité au changement mais aussi leur spécificité. En effet, c’est souvent dans l’interaction que le chercheur.e-étudiant.e -enseignant.e en sciences humaines travaille et produit.

Quels nouveaux défis ?

« Capitaliser les acquis » et « anticiper » seraient les mots d’ordre de cette étape. La confrontation de ces exemples et des solutions proposées par chacun des intervenant.e s montre encore une fois jusqu’à quel point la question de la digitalisation est complexe et qu’elle devrait être placée au centre des priorités de chaque institution comme au cœur d’une réflexion plus générale sur les rapports entre les sciences humaines et le digital.

 Lidia Bocanegra appelle ainsi à démocratiser davantage la recherche en ayant comme objectif ce qu’elle appelle la « perspective de la science citoyenne ».

Le décloisonnement devrait par ailleurs favoriser les travaux de recherche multidisciplinaire. Nous pourrons ainsi utiliser des méthodes issues d’autres disciplines pour faciliter la communication et pour booster la recherche en sciences humaines. Utiliser le numérique pour désenclaver des savoirs, plutôt que pour l’ultra-spécialisation serait le point de départ de nouveaux objets de recherche comme l’intelligence artificielle et les réseaux sociaux, exemples cités parmi tant d’autres par Eric Vallet.

Chafik Sarsar insiste sur l’urgence d’une mise à niveau des ressources humaines ainsi que des infrastructures afin de revoir le cadre juridique pour permettre des soutenances à distance. Un autre défi consiste à réduire les inégalités entre les étudiant.e.s pour leur permettre un accès au numérique. Primordiale serait aussi la prise en compte des garanties sur le plan sécuritaire selon Samiha Khalifa qui met en garde, par ailleurs, contre les risques de tomber dans la technicité. 

Un peu plus que 90 minutes d’échanges et de débats ne pouvaient certainement pas suffire à faire le bilan de ce passage forcé au numérique, mais le format choisi et les questions posées ont au moins servi à remettre en marche le programme Raqmyat qui, contrairement à plusieurs autres projets, a su tirer de la crise mondiale une opportunité d’action. Le deuxième Hadith Raqmyat aura lieu ce lundi 6 juillet 2020. Nous serons au rendez-vous.

Dorra Bassi

Université de Tunis

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